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PROCHE

Par Christian Ingrao
Chargé de recherches au CNRS
Directeur de l’Institut d’Histoire du Temps Présent.

Nous savons tous confusément que l’équilibre imaginaire des sociétés occidentales est fondé sur des dispositifs de compartimentation. Leurs principes sont bien étudiés par les sociologues héritiers de Norbert Elias. Salles de déchoquage des services d’urgences hospitaliers, abattoirs municipaux, zones d’action des forces armées en opérations extérieures… Ces espaces, apparemment si divers, partagent deux caractères fondamentaux : ils sont strictement ségrégués des Τόποι normalisés de la socialisation quotidienne et y interviennent des pratiques et des événements qui transgressent le cours de l’ordinaire. Accidence, abattage, combat, détention : ce premier inventaire serait en effet resté parfaitement incomplet si on n’y avait pas ajouté au moins l’ensemble des lieux de réclusion dont les sociétés occidentales se sont paradoxalement dotées au fil d’une modernité libérale dont l’une des activités les plus continues, par-delà la garantie de libertés fondamentales au premier rang desquelles figurent celles d’entreprendre et de posséder, aura consisté à enfermer.

Le projet de Grégoire Korganow prend acte de cette réalité-là, à tout le moins initialement. Car il faut avoir exploré soigneusement ce dispositif d’enfermement et de compartimentation pour parvenir ensuite à observer les porosités qui en surgissent.

 

Le continent pénitentiaire sous le regard de l’artiste
 

            C’est peu dire que Grégoire Korganow aura longuement observé les lieux de détention dont la France est parcourue de long en large. Il a travaillé longtemps dans le sillage du contrôle des lieux de privation des libertés, ce qui fit de lui l’une des rares personnes munies d’un sauf-conduit intégral lui permettant de pénétrer dans tous les lieux de détention de ce pays.

Le regard aguerri de milliers de clichés, Grégoire Korganow, après une longue pause, a décidé d’inaugurer une démarche foncièrement différente. Après avoir documenté frontalement la décrépitude carcérale et l’âpreté construite de la condition de détenu, il adopte ici une démarche plus latérale, plus oblique, mais aussi plus complexe et plus polyphonique ; une démarche à même d’éclairer autrement ce continent perdu qu’est la prison.

Il a fini par élaborer un dispositif en trois volets. D’une part, il a mené un travail de fixation photographique des espaces voisinant immédiatement les centres de détention de dernière génération. En second lieu, il a approché la cohorte des détenus par le monde de leurs proches en tirant leur portrait à l’issue de leurs rencontres. Enfin, il a mené un travail de correspondance et d’enquête avec les êtres incarcérés en les interrogeant sur leur univers onirique et en rassemblant les rêves en un corpus qu’il expose sous des formes diverses, des lettres manuscrites à la lecture en vidéo de récits de rêve. À rebours de la stratégie d’affrontement choisie dans ses travaux précédents, Grégoire Korganow opte ici sciemment pour une approche par les creux, les silences, le privatif.

« On apprend l’eau par la soif

Et la terre par les voyages en mer — »

C’est en ces termes qu’Emily Dickinson — traduite par Charlotte Mélançon — décrivait le principe ici à l’œuvre, mais l’on constate que Grégoire Korganow tente aussi de nous faire comprendre l’intérieur pénitentiaire en captant ce qui peut en suinter.

 

 

L’exploration des porosités
 

            L’artiste ne semble-t-il pas pourtant tournoyer autour du carcéral sans vraiment l’affronter ? Rien n’est plus trompeur que cette première impression : loin d’éviter ou de louvoyer, Grégoire Korganow choisit de se situer aux endroits exacts où les dispositifs de compartimentation sont susceptibles de laisser subsister des porosités qu’il peut alors explorer à loisir.

Ainsi porte-t-il en premier lieu son regard et son appareil sur une sorte d’interface entre le pénitentiaire et le monde « ouvert », sur ces espaces qui se trouvent aux abords immédiats des prisons bâties au début du 21ème siècle. Ces espaces ne sont pas encore des lieux de détention ou de privation de libertés, mais ils semblent déjà ne plus appartenir au monde ouvert, ils portent une sorte de stigmate qui les place en marge et les isole.

Il se penche en second lieu sur ce que les êtres qui font ici le voyage d’Orphée ramènent du parloir où ils ont visité les détenus. Ami·e·s, amant·e·s, époux, parents, enfants véhiculent en effet quelque chose de ces instants rares, fugitifs et programmés lors desquels la détention et la séparation s’estompent. Ce quelque chose, Grégoire Korganow nous le donne à voir en une saisissante galerie de portraits.

En troisième lieu, il est une voie d’évasion que miradors et écrous ne peuvent contrarier ; une voie d’évasion d’autant plus intérieure qu’elle est onirique. Le rêve… Cette part de l’être si insaisissable qu’elle échappe parfois à son conscient même, est ainsi le dernier sujet que Grégoire Korganow offre au regard de ceux qui auront la chance de parcourir ce livre et/ou l’exposition qu’il documente. Il s’agit là sans doute du plus délicat des procédés et, aux dispositifs d’enfermement si prompts à broyer êtres et songes, il a fallu opposer un autre dispositif permettant d’incarner les rêves sans les décharner ; un dispositif qui conduit les prisonniers à capter volontairement leurs évasions nocturnes et à les confier à l’artiste par voie épistolaire.

 

La Trace et l’Aura du carcéral
 

Proche.

On comprend aisément, à se plonger dans cette œuvre, l’étonnante force de son titre : Grégoire Korganow, en montrant le proche des espaces carcéraux, nous conduit à contempler de manière saisissante ce que Walter Benjamin et Patrick Boucheron ont exploré l’un en étudiant Paris, l’autre en restituant la vie d’Ambroise de Milan, l’un des Pères de l’Église : il nous donne à voir la Trace et l’Aura du carcéral. Voici ce que dit Walter Benjamin : « La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous. » Quand le barbelé de l’enclos des Baumettes dessine une ligne hideuse barrant le paysage vers la ville de Marseille en horizon, quelque chose, de l’ordre de la Trace, nous est signifié de la persistance linéaire du carcéral dans le dehors ; quand, à 150 m de la Maison d’arrêt du Mans, des bâtiments dévoilent dans le crépuscule des portes de couleur alignées, c’est notre esprit — et lui seul — qui associe ces alignements à la litanie des portes de cellule dans les couloirs des maisons de détention et, ici, c’est bien plutôt l’Aura du pénitentiaire qui se glisse dans le poreux.

Mais si le travail de Grégoire Korganow révèle la puissance de l’Aura, l’emprise des mondes pénitentiaires sur le Proche et nous conduit à méditer sur l’empire du carcéral sur nos sociétés, il restitue aussi quelque chose de cet irréductible nucléus d’affects et de songes qui en exhale, dans ces magnifiques et âpres portraits et dans ces traces oniriques qu’il donne à voir.

Travailler le proche, c’est subvertir la compartimentation et nous prévenir que cette dernière ne confine pas totalement le carcéral qui, par l’Aura, déborde sur l’ordinaire ; travailler le proche, c’est aussi contribuer à faire circuler, entre le dedans et le dehors, la Trace de ce que les êtres peuvent conserver en prison d’émotions, de rêve et d’aspirations.

 

 

Christian Ingrao

CNRS/EHESS