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La mort en face

Par Christian Ingrao
Chargé de recherches au CNRS
Directeur de l’Institut d’Histoire du Temps Présent.

" Dans «J'étais mort», le photographe Grégoire Korganow, accidenté de la route en 2007, s'est intéressé à ceux qui l'ont sauvé.
Rarement livre aura aussi clairement porté son titre, comme un oriflamme; rarement livre aura ardé si sombrement sur le quotidien d’une société occidentale oublieuse des fins dernières et de l’urgence. Entre une esthétique qu’il est inutile d’essayer de «classer» —le pire service que l’on pourrait rendre à l’ouvrage— et un univers référentiel si riche que l’on est bien en peine d’en tracer les contours, Grégoire Korganow se fait le photographe du paroxysme interstitiel à une société française que l’on ne voit plus de la même façon après. Paysages, séquences, protagonistes défilent —que le mot est laid— devant nos yeux au long d’une soixantaine de photographies en noir et blanc accompagnées d’extraits de textes, serrés comme un carnet de guerre. Grégoire Korganow a fait ses premiers pas de reporter en 1992 en suivant les mutations de l’ancien bloc soviétique, en Russie, en ex-Yougoslavie, en Albanie. En 1993, il débute une collaboration de près de dix ans avec le quotidien Libération. Son œuvre photographique témoigne avec engagement et sensibilité de multiples aspects du temps présent. Dernièrement, il a réalisé une série de portraits de pères avec leur fils; un travail intime sur le temps, la filiation, et leurs traces sur les corps. Accidenté de la route en 2007, il décide de s’intéresser à ceux qui alors le sauvèrent...
Grégoire Korganow traque le trauma dans une société qui lui assigne des espaces et des séquences temporelles pour mieux le refouler: l’espace, en l’occurrence, ce sont ces banlieues nord de Paris, terres de toutes les rêveries paniquées des élites parisiennes, lieu du quotidien d’1,5 million d’individus qui y naissent, y vivent, y aiment, s’y déchirent et y meurent. Le temps, c’est celui du terrain (une année passée à accompagner les équipes du Smur de Gonesse en intervention), c’est surtout celui des seuils, en l’occurrence, cette lame de rasoir du dernier souffle de vie, la sueur des massages cardiaques, le bruit des scies qui désincarcèrent les tôles de la violence routière, l’odeur des corps morts abandonnés et découverts si tard, les larmes et les hululements de ceux qui entrent en béance, la sidération, aussi, de ceux qui font le choix d’en faire leur métier, d’être là, à ce prix-là. La force subversive de J’étais mort ne tient-elle pas en ce que ce sont tous les sens du lecteur qui sont mis en jeu dans sa lecture et la contemplation de ses photos?
Et si l’on devait comparer les photos de Grégoire Korganow à la peinture de Georges de la Tour, comme le négatif de celle-ci? La Tour, qui vécut dans la Lorraine de la Guerre de Trente ans, celle de la peste et des mercenaires; le peintre, donc, de ce que Johan Huizinga appelait «l’âpre saveur de la vie», transfigurait cette dernière en jeux d’ombres et de lumières. Face à la submersion de l’événement —rappelons qu’entre 1618 et 1648, 90% de la population germanique est couché dans la tombe par la guerre de Trente ans et les «malheurs du temps»— La Tour répondait par le refuge dans la peinture de l’Écriture.
Grégoire Korganow, lui, mène le chemin exactement inverse: face à une société tellement craintive de ses fêlures qu’elle les a refoulées dans un recoin —en l’occurrence, la fin de vie, l’habitat, l’hôpital, l’ambulance, la «banlieue», les urgentistes du Smur et les pompiers–, Grégoire Korganow se poste à l’exact lieu où l’on peut, peut-être pour la dernière fois, les regarder et les regarder bien en face… Face à une société qui voudrait éviter, Grégoire Korganow révèle. Et transfigure le paroxysme en une série de photographies d’une insondable beauté, parfois quasi christique.
J’étais mort est aussi un livre de textes, bouleversants, qui ont été servis par le magnifique travail des éditions Le Clou dans le Fer, petite maison champenoise dont la hardiesse et la radicalité trouvent ici une belle expression.
La silencieuse leçon des deux artistes —car je doute qu’ils adhéreraient au présent texte— a été formulée par René Char, le poète-guerrier, qui contemplait le Job de La Tour, dans son refuge de Céreste. Ce que nous disent La Tour et Korganow, c’est qu’«au fond de nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté."

Christian Ingrao
Chargé de recherches au CNRS et directeur de l’Institut d’Histoire du Temps Présent. Il est notamment l'auteur de Croire et Détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS, Fayard, 2010.
Texte publié dans Slate.fr le 25 ocotbre 2010